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extrait d'Australie de Jo Hubert

Jo Hubert est mon amie et co-animatrice du stage de Floreffe(voir rubrique Annonces). 
Elle a écrit (entre autres choses ) un roman, encore inédit, intitulé Australie, dont l'héroïne Rachel est brodeuse et traductrice. 
 
Je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer-avec sa permission- quelques extraits qui ont un rapport direct avec ce site: 
 
Extraits d’Australie par Jo Hubert 
 
"Après que les pièces de tissu brodés ont été lavées et rincées, il faut les amidonner afin de leur rendre leur empesage d’autrefois, les repasser soigneusement, reconstituer le paillage des bonnets, c’est-à-dire, remplacer les pailles de seigle qui étaient utilisées autrefois pour maintenir les ondulations du tissu par de fines tiges de métal. Une fois le plissé reconstitué, on enlève le paillage et il faut à nouveau amidonner le tissu et le repasser afin de maintenir les ondulations à leur place. 
Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on peut recoudre ensemble les différents éléments et enfin réparer les broderies endommagées. C’est le moment que Rachel préfère, celui qui justifie les heures passées en manipulations ennuyeuses. 
 
Quand elle brode, Rachel laisse ses pensées vagabonder mais elles finissent toujours par se recentrer sur un même thème récurrent : la liberté. Si ce travail sur les broderies lui plaît, c’est sûrement en partie parce qu’elle peut l’abandonner et le reprendre à volonté. Les brodeuses d’autrefois devaient souvent se contenter de reproduire les motifs traditionnels. Beaucoup d’entre elles ne se posaient d’ailleurs pas de questions à ce sujet, elles s’appliquaient à rendre leur travail aussi parfait que possible en reproduisant fidèlement les décors floraux créés par leurs aïeules, en utilisant les mêmes points. Pourtant, certaines trouvaient néanmoins le moyen d’apporter à leur ouvrage une touche personnelle par le biais de subtiles modifications ou interprétations des sujets. Et puis, il y avait eu les créatrices des motifs originaux, qui étaient, elles, de vraies artistes dans un des seuls domaines où la société de l’époque les confinait. L’une ou l’autre rebelle prenait exemple sur ces novatrices et créait en secret de nouveaux motifs, en parlait à ses meilleures amies. Toutes étaient peut-être astreintes d’une manière ou de l’autre à continuer leur ouvrage mais elles parvenaient, elles aussi, à s’évader d’une manière ou de l’autre, à contourner les contraintes, à transgresser les interdits… 
 
En dépit des apparences, la broderie n'est pas une occupation frivole. 
Pour donner naissance à des motifs inédits, comme pour créer toute œuvre authentique, il a fallu aux novatrices lutter contre l'ordre établi, surmonter les préjugés et l'immobilisme, monter aux barricades, en quelque sorte, tout en restant, aux yeux d’autrui, innocemment assises devant leur ouvrage… 
Tout en tirant l’aiguille, Rachel rend un hommage silencieux à ces femmes anonymes qui se sont rebellées sans éclats mais dont l’audace tranquille a donné naissance à des œuvres recherchées aujourd’hui par des collectionneurs du monde entier. Rachel médite sur ces vies de femmes qui se sont écoulées sans laisser d’autres traces que ces broderies anonymes et, bien sûr, une descendance souvent nombreuse à laquelle elles ne pouvaient même pas transmettre leur nom, un nom qu’elles ne tenaient d’ailleurs elles-mêmes que de leur père. C’est comme si, pendant des siècles, on avait voulu occulter l’identité de ces générations de femmes courageuses, sacrifiées sur l’autel de la respectabilité et des conventions. 
 
L'aiguille de Rachel serpente sur le tissu, laissant dans son sillage un dédale de méandres blancs ou, plus rarement, colorés. Les ondulations souples et récurrentes du fil sont celles d'un python se faufilant dans la forêt des brins de soie entremêlés comme des lianes.  
Rachel n’a pas l’ambition d’innover, elle se contente de raccommoder, de réparer ce que le temps et la négligence ont abîmé. Elle se perd et se retrouve dans ce travail méticuleux qui lui demande une concentration extrême. Elle qui se montre si maladroite dans la vie quotidienne, qui est pratiquement incapable de boire ou de manger sans tacher ses vêtements, peut faire preuve d’une infinie patience lorsqu’elle est occupée à broder, à piquer son aiguille à l’endroit exact où d’autres mains féminines l’ont fait glisser des siècles plus tôt. Cela l’émeut autant que, lors de la visite d’un château ou d’un monastère, de placer ses pieds dans les empreintes laissées par d’autres, au fil des siècles, sur les marches d’un escalier de pierre." 
 
Nous sommes là dans l’Epilogue. Rachel vient de se séparer de son amant Jim. 
 
"Au centre, il y a le grand vide laissé par le départ de Jim. Précautionneusement, à l’aide de coton gris perle, Rachel cerne ce vide en brodant tout autour une sorte de barrière en relief, qui ressemble à l’idée qu’elle se fait d’un récif de corail. C’est comme si elle avait peur de tomber dans l’espace blanc, avec son aiguille et son fil, de la même manière qu’en rêve on peut trébucher et disparaître dans un gouffre. De l’autre côté de la barrière, elle brode les gens qu’elle connaît, qu’elle aime ou qui lui apportent du réconfort : Lucienne, Bertrand, Pedro, José, le jeune Kevin. . Sa broderie est abstraite, symbolique. A chaque personne, elle attribue une forme et une couleur différentes. A ceux qui figurent déjà sur le tissu, elle ajoute son père. Puis, pour qu’il se sente moins seul, elle brode sa mère à ses côtés. Autour de Pedro et de José, elle brode les réfugiés, les sans-papiers, la multitude des personnes déportées, les exilés volontaires ou non, les émigrés. 
 
Elle s’arrête un instant pour essayer de comprendre ce qu’elle est en train de faire mais elle n’attend pas d’avoir trouvé l’explication avant de continuer. Une urgence la pousse, qui lui interdit de s’arrêter. Elle brode ainsi pendant des heures, tirant l’aiguille, coupant le fil, en enfilant un autre, reprenant là où elle s’était interrompue. Elle ne se rend pas compte du temps qui passe, ne lève même pas les yeux vers l’horloge suspendue au mur devant elle. Elle ne ressent pas la soif ni la faim. Elle ne met pas de CD dans le lecteur. Dans sa tête, résonnent des concerts de percussions, tantôt à peine audibles, tantôt assourdissantes - crescendo, decrescendo - auxquelles se mêlent les battements de son cœur, comme un fil supplémentaire tissé dans la trame. 
 
Au bout d’un temps indéterminé, presque toute la toile est brodée, sauf le grand trou, au milieu. Alors, tout doucement, dans ce centre, tandis que les tambours se taisent dans sa tête, Rachel se met à broder, en fils d’argent qui s’entrelacent, une toile d’araignée, un réseau. Elle retire délicatement plusieurs fils de la toile, pour rendre le tissu plus arachnéen, comme une dentelle. Elle se souvient des songlines. A partir du centre, elle lance les fils d’argent à travers tout l’ouvrage, reliant entre eux les motifs déjà brodés. A chaque fois qu’elle traverse un motif, elle nomme à haute voix ce qu’il représente et elle s’imagine recréant le monde, à l’instar des Ancêtres du Dreamtime. Par-dessus, elle brode quelques oiseaux noirs. 
 
Elle s’endort, épuisée, au petit matin, sa broderie entre les mains. Quand elle s’éveille, il fait grand jour. Il lui semble que son ouvrage n’est qu’un fouillis informe mais, en y regardant mieux, elle voit émerger les différents thèmes qui s’entrecroisent, bifurquent, se recoupent. Mais ce n’est qu’une ébauche. Ce qu’il lui faut, c’est une plus grande pièce de tissu et plus de temps, beaucoup plus de temps." 
…. 
 
 

 

(c) Jacqueline FISCHER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 2.05.2008
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