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Le Trousseau

Ces nouvelles en cours ont toutes été écrites autour d'un vêtement de l'héritage familial: souvenir, rêves...et symbole parfois... 
Autobiographie, donc, par le biais (!) du textile.  
pour qui aimera lire.... 
 
LA ROBE BLANCHE 
 
Elle avait vécu ses premiers jours dans les années trente, en Afrique, à Lomé. Louise en avait acheté le tissu à ces comptoirs où l’on trouvait des marchandises importées d’Europe, un coupon presque blanc, soyeux, à la texture serrée. L’étoffe était légère sans transparence, d’une brillance mesurée, alliant la fluidité de la soie à la tenue du coton. 
La jeune femme avait acquis une machine à coudre, une Singer électrique dont elle n’utilisait jamais le moteur, préférant tourner à la main le volant de l’engin. Elle disposait aussi d’un unique patron de robe qu’elle affectionnait et qu’elle avait reproduit dans tous les tissus qu’elle possédait : ainsi la Robe eut sa réplique en dentelle dorée, en voile rose, en satin jaune, blanc et turquoise, en dentelle blanche et même noire, ornée de rose en velours d’un rouge rose profond, mystique même …  
La forme en fut donc pour toutes ces robes, semblable : le buste long structuré et nervuré de fines coutures rabattues, la jupe vaste corolle s’évasant en multiples panneaux. Il fallait, pour la porter, avoir le buste menu et les hanches étroites. Elle exigeait une silhouette gracile. C’était une robe de fée, d’éphémère. Cousue pour quelques après midis de jeunesse et de plaisir, elle avait, sans qu’on le veuille, duré. 
Tout dans ce vêtement évoquait la douceur, la tendresse, la féminité, mais sans fioritures,, sans surcharge. La robe gardait un caractère un peu austère. Elle aurait pu, en des temps plus religieux ou tragiques, revêtir une vierge promise au sacrifice. 
Elle vécut avec Louise l’atmosphère mondaine des après- midis à la « colonie ».  
S’estimant mal mariée parce que trop romantique et idéaliste, elle avait gardé de ces deux années africaines un souvenir ébloui : la seule époque de sa vie où elle s’était sentie femme, élégante, courtisée. La jeune femme bénéficiait, par chance, de la beauté qui convenait à l’époque et à la Robe qui, adaptée à ses mesures moulait fidèlement un corps dont la délicatesse était démentie par de fortes mains et des pieds robustes, héritage d’un père à taille de géant, mort trop tôt après avoir agonisé quinze ans des suites de la der des ders.  
Une autre guerre, apparemment plus ultime, avait ôté à la jeune femme , en même temps qu’une jambe à son époux, une bonne partie de ses biens matériels, et dans sa maison pillée elle n’avait pas retrouvé grand chose des restes de sa splendeur passée.  
La Robe (et quelques vestiges de ses « sœurs ») avait survécu à la débâcle, au pillage. Sans valeur autre que sentimentale, elle était restée pliée dans le carton aux vieilleries qu’on ne veut pas jeter. Au reste, Louise gardait tout, en prévision d’un autre conflit que, par chance, elle ne connut jamais. 
Quand Adeline, sa fille, avait quitté le sud ouest natal pour s’établir dans le nord, Louise avait ressenti comme un déchirement. Elle adorait sa dernière née qui le lui rendait bien ; il existait entre elles une connivence étroite ; ressemblant de traits à son mari, Adeline avait eu le bon goût d’emprunter les yeux clairs et si rêveurs de sa mère. Elle avait été une petite fille silencieuse tout occupée de ses histoires intérieures, une élève, puis une étudiante brillante, enfin un professeur estimé. 
Souvent, aux vacances, lorsqu’elles se retrouvaient dans la fraîcheur de l’antique maison de pierre, la mère et la fille farfouillaient dans les cartons à tissus et devenue adulte, Adeline chinait, sollicitant la permission d’emporter quelques unes de ces frusques démodées et si pleines d’une époque que, née sur le tard, elle jugeait incroyablement lointaine. Louise les lui abandonnait … sa vie à elle, à cet égard était terminée. La séduction n’avait pas longtemps été son domaine, et si belle qu’elle fût, elle y avait très tôt renoncé. Elle n’avait aimé qu’un homme qu’elle n’avait pu épouser. Plus âgé qu’elle, et également épris, il avait eu la sagesse de s’éloigner, puisque aucun d’eux n’était libre.  
Ainsi la Robe était un jour partie vers la maison du nord où vivait sa fille, parce que la jeune femme en fouillant dans les cartons avait senti sous ses doigts la subtile douceur de l’étoffe, sa finesse. L’ayant extirpée elle avait admiré la forme, très à la mode cet été là –on était dans les années 70- et l’avait remise au goût du jour : l’échancrant et la raccourcissant un peu, elle l’avait bordée d’un liberty aux couleurs tendres.  
Elle l’avait peu portée, car les jours de chaleur sont rares dans le nord de la France, même l’été.  
Adeline avait abandonné la Robe dans l’armoire de la véranda pendant toutes les années où alourdie par ses enfants, prisonnière d’un métier qui devenait pesant, elle n’avait plus trop le loisir de sortir. Le vêtement pourtant ne quittait pas sa mémoire... Elle cultivait l’idée que cette étoffe, cousue avec application par sa mère, faite avec soin et amour, dans le désir de plaire, voire, de séduire, était son vêtement idéal, plus encore celui de son âme que celui de son corps. Quand Adeline « se » rêvait, elle se voyait dans la « Robe ».  
La toile ne présentait aucune des faiblesses dues au temps qu’on attendrait d’ordinaire. Elle restait légère, bruissante, fragile et solide à la fois, ne jaunissait pas, ne craquait pas, ne se trouait pas. Les mites le l’épargnaient et même l’odeur de moisi qu’elle aurait dû gagner, remisée dans un lieu humide et sans chauffage.  
Adeline n’avait jamais été belle, pas même jolie. Un visage où tout était trop long, trop mince, sauvé cependant par un regard d’une singulière acuité, ouvert aux autres, qui prenait un aspect de candeur , d’étonnement, parfois un peu douloureux , comme si le spectacle du monde n’était fait que pour le blesser. 
Elle, avait toujours aimé, cependant, sa silhouette si semblable à celle de sa mère qu’elle pouvait se couler dans la robe à vingt ans comme à cinquante. Cet âge qu’on lui disait ne pas paraître et qui pourtant était sien, comme la Robe, et toutes deux également hors du temps. Ainsi la revêtant en ce soir d’août, Adeline pouvait sentir l’effet de ce charme lointain resurgi du passé, aussi frais et neuf que la Robe. De la même taille que sa mère, elle avait dans ses attaches plus de finesse encore et son visage aux traits aigus, s’il n’était point parfait offrait une mobilité et une expressivité qui la rendait presque transparente pour qui savait voir. 
Or Manuel était de ceux-là. 
Ce soir là n’était pas un soir ordinaire. Elle était invitée chez Manuel … 
Elle allait même entrer dans la maison de Manuel. C’était tellement insolite, inespéré, incongru même, qu’il fallait à cette circonstance exceptionnelle une tenue hors du commun.  
On y fêterait les vingt cinq ans de Karine, la petite amie de Manuel…  
Sa petite amie : une belle plante pleine de sève, très recherchée par tous les professeurs mâles du collège. Des yeux qui évoquaient une biche, un joli visage triangulaire, un corps qu'elle- même jugeait trop gros, car endoctrinée par la mode, elle n’en goûtait pas la plénitude appétissante. Manuel, lui, l’avait su. Pourtant…Il parlait d’elle souvent comme d’un fardeau, avec une goujaterie avouée et cynique qu’Adeline jugeait déplaisante. Car elle avait veillé sur cette idylle, presque maternellement, conseillé à Karine, hésitante, de prendre en considération les assiduités du jeune homme qui passait tous ses dimanches avec elle. Elle les trouvait assortis tous les deux. Manuel de haute taille possédait, quoiqu’un peu gauche, cette prestance qu’elle remarquait chez les hommes au premier coup d’œil. Curieux individu, dont on lui vantait, sans qu’elle ait jamais pu en être témoin, les brillantes qualités intellectuelles. Selon Karine, Manuel savait tout, et cette admiration hyperbolique laissait Adeline sceptique. Toutefois, mue par une étrange contagion, elle avait observé, passionnément intriguée, le personnage. Et lui, contre toute attente, lui avait accordé un intérêt identique. 
Ce soir-là, elle songeait qu’elle ne mettrait pas de bijoux, car pendant toute cette année, les paroles et les regards de Manuel lui avaient été ultime parure, avant d’être jour après jour défigurée par les griffes du temps. Et ces mots lui revenaient tous en mémoire, elle les gardait comme on conserve dans un coffret les perles des colliers brisés qu’on ne veut pas jeter, sans se demander s’il s’agissait de pierres précieuses ou de verroterie. Consciente pourtant d’avoir pris sans doute, pour diamant ce qui n’était que cristal. Mais il est des cristaux si purs… 
Le jeune homme disait souvent : « Tu es … » ou bien » « tu es tellement …» sans jamais aller plus loin et dans le silence qui suivait, elle voyait s’inscrire dans son regard encore puéril des mots qu’il fallait taire et qu’elle ne voulait pas entendre. Et il ajoutait très vite, comme pour se dédouaner, une pointe d’ironie parfois cruelle et toujours sarcastique, qui déroutait Adeline. 
« Enfantillages », songeait-elle … Une ou deux fois, il avait murmuré pour elle des paroles indistinctes, énigmatiques ou même en langue étrangère, il en connaissait plusieurs. Seule la trompeuse douceur des yeux aurait permis de les interpréter, si, sagement, Adeline ne s’en était abstenue… 
Car Manuel avait l’âge d’être son fils. Et comme tel, il lui ressemblait, de toute son âme. Lui parler c’était souvent, se regarder dans un miroir. Elle pouvait anticiper ses paroles, et même ses actes, comme s’ils avaient été unis par une accointance mystérieuse ; et quand Adeline ne le voyait pas, c’était comme si elle avait été privée d’une part d’elle même. Lui-même, semblait deviner ce qu’elle souhaitait entendre de lui et il le lui disait, sans ambages, sans pudeur, sans peur du ridicule. Ils étaient au -delà des relations humaines normales et ce qui pouvait les rapprocher était beaucoup plus obscur et inexplicable que les banales affaires de liaisons qu’on colportait parfois en salle des professeurs. Il n’existait pas d’amour, au sens où on l’entend d’ordinaire, dans ce sentiment étrange, mais de la part d’Adeline, une immense soif de savoir, connaître et comprendre cette singulière émotion qu'elle savait partagée. 
Elle y avait pris goût, combattant la vanité d’une séduction rendue impossible par son âge, s’efforçant de cultiver en elle cette affection insolite et qui semblait à contre temps, à contresens. Manuel, lui –même, qui se voulait original, souriait avec une tendresse ironique d’un intérêt qu’il interprétait en sa faveur avec un soupçon de fatuité. Longtemps il avait cru Adeline éprise de lui, d’autant que Karine, exclusive, confortait cette erreur par des réflexions de rivale inutilement jalouse.  
Adeline de cette possessivité, s’amusait beaucoup, car sans vraiment connaître la nature de cette affinité elle pressentait son caractère plus léger et plus indestructible que ce qu’on nomme amour et qui souvent n’est que désir ou satisfaction de pulsions égoïstes. Elle ignorait ce que ce sentiment était, mais elle était certaine de ce qu’il n’était pas, étonnée et enrichie de trouver face à elle une attention certaine, amusée, tendre parfois, railleuse toujours et qu’elle s’expliquait encore plus mal. 
A la fin de l’année scolaire, Manuel avait insisté pour obtenir son adresse, garder d’elle des livres qu’elle donnait à ses collègues de Lettres et qui ne lui étaient, à lui, jeune agrégé d’histoire, d’aucune utilité. Quand elle avait réuni quelques amis chez elle, en juin, pour fêter son départ, il était venu, laissant Karine à des révisions pour le concours qu’elle présentait, et sans connaître personne, seul jeune homme dans une assemblée de personnes mûres. Et il avait cru bon de préciser à Adeline et devant tous : « Je suis venu rien que pour toi ». Adeline constata qu’il était aussi venu pour le buffet copieux et excellent auquel il fit très largement honneur et elle souriait de le voir ainsi se gaver.  
Tout ce jour, et à la surprise amusée des anciens amis, il avait suivi Adeline partout où elle allait, furetant dans la maison, dévorant d’un regard de rapace ce quotidien qu’il ne partagerait pas plus loin que cet unique jour et s’y sentant étonnamment inclus, étonnamment à l’aise. 
 
Le soir de l’anniversaire de Karine, il faisait très chaud, elle prépara d’abord la mousse au chocolat que la jeune femme, toujours exigeante, lui avait réclamée. Elle emplit de grands sacs de toutes ces petites choses douces que les mères portent à leurs enfants quand elles vont leur rendre visite: des fruits, des fleurs du jardin et des confitures mises en pot le matin même. 
Adeline avait emmené avec elle ses propres enfants, Fleur avait été l’élève de Karine, et William aimait découvrir les habitations inconnues. Manuel l’amusait avec ses airs de grand frère encore adolescent ; bien qu’il fût ou aurait dû se montrer tout à fait adulte. René, le mari d’Adeline, qui détestait les fêtes et n’aimait guère le jeune homme, s’était d’abord proposé comme simple chauffeur, puis, poussé à la fois par sa femme et par une jalousie inexpliquée autant qu’infondée, il avait suivi, comme on dit , le mouvement. 
Ainsi s’étaient-ils retrouvés tous les quatre dans l’odeur de poussière chaude et de goudron, à chercher le domicile de Manuel dans une rue d’un quartier populaire, où on entendait, en pleine ville, les coqs chanter. 
Demeure aussi déconcertante que son propriétaire, le pavillon avait dû être construit dans les années 60 , dans un jardin d’une étroitesse singulière , mangé de plus par une construction voisine en béton hideux . De l’intérieur, Adeline ne remarqua rien ou presque sinon que tout paraissait vieillot, dépareillé, sans grâce, mais dégageant tout de même un charme étrange …. Historien, Manuel professait un goût pour les vieilles choses qu’il lui avait, une autre fois, déclaré si belles et si pleines de charme, et avec une suavité ambiguë… 
Il y avait aussi ce jardin mal entretenu, où s’enchevêtraient dans toute leur splendeur agressive et indisciplinée des roses pourpres d’une magnificence telle qu’Adeline ne regretta pas d’être venue. 
Ce fut Karine qui l’accueillit en maîtresse d’une maison qui n’était pas sienne, et qui ne le serait jamais. Karine avait revêtu un ensemble vert jaune, de la même nuance que les reines-claude cueillies tout à l’heure pour elle dans le verger, qui mettait en valeur son buste magnifique. Des fruits, elle avait emprunté la plénitude gorgée de sève et appétissante. 
Adeline dans sa robe que Fleur disait « de mariée » se sentait légère, posée sur ces instants magiques comme un papillon prêt à reprendre son vol, détachée , presque absente. Fleur, en dentelle noire, était ravissante, encore enfant et déjà un peu femme, avec ses grands yeux clairs et ses jambes de gazelle. 
Manuel était inquiet, les amis de Karine, il les connaissait peu ; la jeune femme bruyante, vivante avait un sens de la fête et de l’amusement qui l’agaçait un peu, lui qui aimait les longues promenades dans la nature et les livres. Ainsi en va-t-il quand un solitaire rencontre une femme qui aime le « monde » : on recommence à chaque fois la scène de Célimène et d’Alceste.. .Il se disait souvent asocial, pourtant, il parlait de ses amis : de jeunes hommes comme lui un peu farfelus qui vivaient leur vie sans vraiment s’y engager… en bannissant tout ce qui peut ressembler à une chaîne. Quelques jours avant la fête, Adeline avait reçu un courriel impérieux « je compte absolument sur ta présence, pour me soutenir dans ce qui sera peut-être pour moi une épreuve » .  
« Mais, avait-elle songé, sais-tu vraiment, excessif Manuel, ce qu’est une épreuve ? » 
Il avait dans le même courrier proposé pour cette nuit-là une hospitalité qu’il prit le soin de garantir tout à fait inutilement et avec quelque lourdeur « en tout bien, tout honneur » . 
Et Adeline était là à présent dans sa robe blanche, à la fois fragile et si solide. Il aimait à se reposer sur elle, il pensait parfois, « en elle ». Elle veillait sur lui avec une tendresse qui sans être le moins du monde maternelle lui était devenue précieuse au fil des jours. « Tu es ma Providence, avait-il affirmé un jour, avec cette emphase dont il souriait ironiquement l’instant d’après.  
Il l’aimait vêtue de blanc, et il lui rappela combien il avait apprécié cet ensemble tailleur pantalon, dont, selon lui, tout le collège avait parlé. A ce moment, il l’avait accusée de coquetterie, elle ne s’en était pas défendue, un peu malicieuse, et il avait raconté, disert soudain, l’effet que selon lui, cette élégance produisait sur certains collègues et élèves, pour ajouter, avec un peu de regret, de rancune, vrais ou feints : 
— Même moi… 
Adeline souriait, un peu narquoise, secrètement flattée toutefois qu’un si jeune homme prêtât attention à sa garde-robe qu’il semblait connaître par cœur. 
Lui avait revêtu un pantalon un peu court dont Karine se moqua et il expliqua à Adeline que le vêtement avait appartenu à son père, que c’était le jean qu’émigrant portugais, il s’était acheté avec sa première paie en France.  
Elle avait souri, secrètement bouleversée par la coïncidence. Elle avait remarqué : 
—Curieux, j’ai mis moi, une ancienne robe de ma mère.  
L’apéritif s’éternisa jusqu’aux premières heures du matin, les enfants s’ennuyaient un peu, Fleur surtout car William avait trouvé un jeu : entretenir le feu de bois qui servirait à griller les tardives saucisses. Les invités, des amis de Karine, exclusivement, arrivaient au compte –gouttes, presque tous des hommes. On y fit ce qu’on fait dans toutes les fêtes : boire, rire et manger. C’était à la fois bon enfant et étrange, ces gens qu’Adeline ne connaissait pas, et dont elle se sentait à la fois proche et lointaine, présente de corps, et devisant gaiement, mais l’âme ailleurs comme hors du monde. 
Vers trois heures du matin, René se sentait fatigué et se retira dans la maison, toujours sauvage et encore mal remis d’une grave dépression qui avait englué leur vie dans une étouffante grisaille pendant ces dernières années ... Depuis un moment il sommeillait sur sa chaise, sous les roses et Adeline s’en inquiétait, regrettant de ne pas être venue seule, ou avec Fleur, comme Manuel le lui avait proposé.  
Un nommé Laurent, seul trublion un peu vulgaire d’une assemblée plutôt policée, avait trop bu et se mit à faire à Adeline des avances, réclamant de l’embrasser avant son départ. Elle s’y prêta avec cette légèreté qui la sauvait de la lourdeur des équivoques, lui glissant tout de même à l’oreille pour le dégriser : 
—Tu sais, je te décevrai, j’ai vingt ans de plus que toi ! 
L’homme en fut si ébahi qu’elle se mit à rire, pourtant il continua ses compliments et fit mine la demander en mariage, prenant Manuel à témoin : 
— C’est que, dit ce dernier, Adeline, elle est comme ça … tellement …parfaite.  
Et tandis qu’il la raccompagnait, il remarqua à voix basse, presque nostalgique : 
—Tu vois, lui non plus il n’y croit pas, à ton âge ! 
La Robe glissait dans l’ombre tandis qu’ils gravissaient ensemble les marches, le temps un si bref instant s’était pour eux arrêté. Dans la cuisine, il retrouva Karine, les deux jeunes gens se mirent à nettoyer, à leur façon, c’est à dire à grands coups de langue, les saladiers de mousse au chocolat, tellement enfants tous deux qu’Adeline les regarda, attendrie.  
En saisissant les plats, elle tacha la Robe et en conçut comme une gêne, une impression que rien, jamais ne pouvait rester longtemps parfait, pur, immaculé. Manuel se pencha pour qu’elle l’embrasse , et les escorta jusqu’à la porte , cria des conseils de prudence sur la route tandis qu’elle s’effaçait dans la nuit, ombre blanche, entourée de ses enfants qui gambadaient comme des lutins et précédée de son grave époux .  
Ce fut la vision qu’il garda d’elle. 
Remettrait-elle un jour la Robe ? 
 
La tunique noire 
 
Adeline la porte sur ce cliché de ses vingt ans . Une forme longue , presque une robe à cette époque où on s’habillait « mini » , d’un tissu soyeux , mais dont la couleur déplaît à Louise . Figure maternelle et ménagère, elle apparaît, à l’arrière-plan du cliché , dans son éternel tablier de nylon fleuri. Son visage garde une beauté régulière qui ne l’abandonnera jamais. 
Pour complaire à sa mère et égayer un peu la sombre étoffe, pourtant si parfaite en son austère somptuosité. Adeline a brodé sur une soie plus légère un motif marocain au point de chaînette en mauve, vert et rose, et elle en a garni l’encolure. 
Elle l’a achetée dans la minuscule boutique de Madame Ferrero une commerçante avisée qui apprécie Louise et discerne en elle les restes d’une élégance passée. Toutes deux aiment à évoquer le passé et les modes d’antan, du temps où Louise dans des jardins exotiques portait ses toilettes en satin et dentelles .. Madame Ferrero est une grande femme aux traits forts,, aux yeux noirs profonds. Adeline est fascinée par ses mains ridées , soignées , des mains fortes aux doigts fins chargés de bagues probablement précieuses : sis dans la rue Gambetta, la principale artère de la ville ,son commerce est prospère et attire nombre de bourgeoises libournaises .Deux filles à habiller quand on est devenue si pauvre et qu’on rêve pour elles de tenues de princesses, c’est une frustration permanente à laquelle la brave dame compatit : au moment des soldes, elle leur met de côté des toilettes de goût, sur lesquelles elles effectuent elles même retouches et modifications . La tunique est un vêtement soigneusement cousu, aux finitions parfaites. Adeline en apprécie le satin de soie lourd, ce noir qui vire au brun dans le soleil . . Un ton d’élytre. Elle l’a élu d’instinct pour fêter ses vingt ans, âge pour elle vraiment sans gaieté.. Elle aime d’un amour sans espoir un homme interdit. Elle aime, et ne se l’avoue pas. Mais son cœur préoccupé uniquement d’études austères s’est ému, violemment, brutalement, passionnément même et naïve, elle n’a pas mesuré encore l’étendue de sa blessure qu’elle nie, du reste. Mais les poèmes qu’elle écrit alors portent tous la marque d’un noir désespoir lié à cet amour perdu sitôt qu’éclos , indicible et secret.. . à cette ardeur qui doit se taire. 
Adeline gagne sa vie comme élève professeur , déjà. Mais elle consacre l’essentiel de son budget aux livres de langues anciennes qui lui sont chers, comme ils le sont à l’ homme inaccessible qu’elle aime. 
Pour fêter ses vingt ans , qui l’impressionnent toutefois, « c’est un grand âge » ,dit-elle en riant, elle a voulu une célébration simple et familiale. 
Pas d’amis qui sont tous requis par les fêtes de fin d ‘année. Adeline a eu la mauvaise idée de naître entre Noël et le nouvel an. 
Noire, la tunique a déjà porté un deuil. La veille de Noël alors que Nathalie, la jeune belle sœur de son second frère , tournait sur des rouleaux ses cheveux souples et fins , pour obtenir les anglaises qui encadrent son visage, une automobile s’est arrêtée dans la cour. Paul, son beau frère qu’on distingue à gauche sur la photographie, en est descendu, le visage fermé, lui toujours si rieur , porteur visiblement d’une triste nouvelle. 
Adeline a craint pour sa sœur Martine, enceinte de son second enfant. Mais le jeune homme est déjà là, il annonce : 
— Mon père est mort. 
Elle se représente alors fourreur bordelais dans l’atelier duquel elle a passé de longues heures à regarder le travail des peaux , fascinée surtout par leur assemblage à la charge de Madeleine l’épouse, et de Johanne, l’ouvrière. Elles bavardent volontiers pendant l’ouvrage, entre deux surjets à la machine, et à l’occasion, Adeline qui taille exactement un 38 sert de mannequin. C’est là qu’il lui arrivera de se trouver, par accident, sinon jolie, du moins charmante, et portant avec grâce les précieuses pelisses qu’elle n’aura jamais moyen ni envie de s’offrir. Lorsqu’elle vient ainsi dans son atelier, le père de Paul ne manifeste ni joie, ni gêne, il est trop occupé,. Adeline ne ressent rien pour lui. Aussi le décès de cet homme la laisse froide, et c’est pour son beau frère qu’elle propose d’annuler sa fête d’anniversaire. 
Paul refuse, arguant qu’elle n’aura qu’une fois vingt ans et Adeline lui sait gré de sa compréhension .  
 
— La vie continue, ajoute-t-il .  
 
Elle le sent évidemment atteint, elle voit bien la profondeur de l’émotion sur son visage ; il est très jeune encore pas encore vingt trois ans. Jeune, mais mûri par sa paternité précoce et les responsabilités qui en découlent.  
La fête a donc lieu, le lendemain même de cet enterrement dans une église gelée. Adeline gardera en mémoire le sermon du prêtre, aux limites de l’inconvenance stupide, sur la richesse du défunt et de sa sortie contre les mécréants de sa famille, notamment son frère Gaétan et sa belle-sœur Henriette, mariés civilement , leur promettant de brûler aux feux de l’enfer en pointant vers eux un index vengeur. Henriette avait chuchoté « bon sang ! ça nous réchaufferait », et Adeline avait réprimé un fou rire nerveux dans le silence ponctué de sanglots de la veuve et de sa sœur Martine. Puis le cimetière, sous la neige, quelques rares flocons, la terre qu’on jette sur le cercueil et qui semble à Adeline, elle ne sait pourquoi, une agression, un gâchis, une absurdité.. A quoi bon mettre de la terre sous terre ?  
De ce repas, il reste donc quelques clichés. Sur tous, Adeline montre la même mine réjouie, les joues empourprées le nez long, jeune bacchante plus que princesse. Elle est là, charnue, elle n’a pas encore le regard songeur et profond qui lui viendra dans sa maturité avec une sorte de grâce évanescente. 
La tunique la grossit et rend sa silhouette informe, d’autant qu’elle la porte sur un pantalon en médiocre jersey –il fait froid- Mais les broderies déjà sont parfaites. Adeline, à l’époque manie mieux l’aiguille que la plume. Repas serein, joyeux, empreint quand même de la retenue qu’on doit à des jours d’après deuil.  
La tunique sera rangée jusqu’à l’année suivante.  
Adeline prépare sa maîtrise, elle va avoir vingt et un ans. L’été d’avant, la famille a été bouleversée par un drame ;Roland, le cousin germain d’Edgar, le père d’Adeline, s’est suicidé. Edgar et Roland avaient commis ensemble gamins toutes les bêtises que d’affreux garnements peuvent accomplir, jusqu’à peindre en vert les lapins de leurs grand père le terrible Émile, dont le regard sévère sur les photographies, impressionnera des décennies plus tard, sa lointaine descendance. 
Le repas de Noël a lieu chez son frère Gaétan et sa belle sœur Henriette. C’est rituel. Le père d’Adeline conduit à travers les vignobles d’entre deux mers, sous la pluie. Cette année-là, Henriette a invité Thomas , le fils de Roland, à passer quelques jours dans sa maison de fonction –elle est institutrice- dans un minuscule village, celui où Adeline choisira de se marier trois ans plus tard. 
Quelques maisons groupées autour de l’église et de la mairie, une place plantée de châtaigniers et de platanes où l’été on joue aux boules comme dans tous les villages aquitains. 
Thomas est un grand garçon au visage encore enfantin. Ses yeux verts regardent plus loin que la salle à manger où on s’anime. Pourtant il n’est pas distant, mais détendu. Il répond à Henriette avec une amabilité presque enjouée.  
De tout le repas il ne semble pas se soucier d’Adeline, dont le vin accentue l’artificiel bavardage. Toujours elle voilera sa timidité d’exubérance. Il note cependant qu’elle a des mains fines et que sous la tunique quelque peu informe, ce qu’on voit de son corps n’est point dénué de charme. Elle rit et ses joues s’empourprent comme l’an passé. Lui l’observe toujours à la dérobée, ses boucles aux tons chauds répandues sur l’obscurité de la soie. 
A la fin du repas, alors que la nuit d’hiver est depuis longtemps tombée, quand les parents d’Adeline s’apprêtent à prendre congé, il se plante devant Louise et sans regarder la jeune fille, il déclare tranquillement : 
—Cousine Louise, je viens avec vous. J’aimerais connaître Adeline. Elle me plaît. 
Il a dit cela de sa voix tranquille, mais avec un sourire où Edgar retrouve la malice de celui de Roland. 
Adeline, elle, se demande si elle ne rêve pas. Que lui veut-il, cet étrange cousin ? La netteté des ses propos la prend au dépourvu. Elle ne songe d’abord qu’à une camaraderie offerte, somme toute, à ces relations de cousinage si proches de la fraternité. 
Louise, un peu ennuyée –elle a horreur d’improviser quand il s’agit d’invitation- n’ose pourtant refuser, flattée sans doute qu’on ait remarqué sa fille. Mais elle non plus n’interprète pas les paroles décidées de Thomas au-delà de leur sens premier. 
Le voyage dans la voiture, au retour, est, dans l’obscurité d’une nuit humide- il pleut dru- totalement silencieux . 
Louise fatiguée par le repas, somnole. Thomas coincé près d’Adeline à l’arrière de la R4, ne pipe mot, continuant d’examiner, dans la lueur intermittente des phares, cette cousine pour laquelle il dormira ce soir, dans un nouveau lit. A la maison il faut l’installer et Adeline s’en occupe avec Louise. Le jeune homme les regarde s’affairer. Il se sent bien auprès de ces deux femmes qu’il croit simples et rassurantes. Au repas du soir, il confiera combien sa mère, mondaine et préoccupée uniquement des ses réceptions et de ses futilités lui est étrangère. De sa sœur, beaucoup plus âgée, diplômée de langues orientales, les études très poussées l’éloignent, lui a raté son bac plusieurs fois. Il a vingt trois ans et ne sait toujours pas ce qu’il veut faire.  
Ici Adeline est plus discrète. Elle l’écoute avec une attention dont il n’a pas l’habitude. Quand il évoquera sobrement, la mort de son père, il aime à ne pas déceler de pitié dans le regard de la jeune fille, mais seulement ce perpétuel désir de comprendre.  
Et une fois le café servi, il surprend encore tout le monde en déclarant à Louise : 
— Cousine Louise, je veux épouser Adeline. 
La réplique semble sortie tout droit d’un roman de gare, si bien que tous trois en ont ri, tout aussitôt. Thomas ne semble pas sérieux. Adeline se contente de secouer la tête. Et ce refus tacite, qui semble la réponse obligée à cette curieuse demande en mariage, clôt leur soirée. 
Le lendemain, il s’explique pourtant, juste après le petit déjeuner. Il a longuement parlé avec sa cousine : de tout de rien, de leurs loisirs des ses études de l’amour même sur lequel ses considérations sont fort peu romantiques. -c’est un pragmatique, Thomas- il expose, précis : 
— Au repas, hier, j’ai vu trois femmes. Henriette c’est l’amie idéale. De sa sœur, Nathalie, je ferai une maîtresse. Mais toi, toi, je te voudrais pour femme. Tu es de celles avec qui on a envie de bâtir sa vie.  
Et c’est alors qu’il fera d’elle Adeline, un portrait inattendu qu’elle n’a jamais oublié. Non,il ne la trouve pas vraiment jolie . Mais il l’apprécie. Ce garçon sait à la perfection ce qu’il veut et il sait exprimer les raisons de ses choix, avec une netteté non dénuée de délicatesse, et infiniment de drôlerie. 
— Tu es faite pour plaire aux connaisseurs, ajoute-t-il ; 
Et il développe : 
Elle aurait selon lui un de ces visages androgynes qu’on voit à certains jeunes gens sur les tableaux de la Renaissance. Adeline qui de déteste qu’on lui trouve une quelconque masculinité, en est étonnée, et un peu blessée. Après le repas, quand elle a parlé longuement avec Louise des profs de fac, il se moque d’elle. Il provoque, railleur : 
— Ce sont les amours de la princesse Adeline ! On se croirait dans Paris Match ! 
La jeune fille rit de bon cœur. Il n’a pas tort. Et même s’il ne paraît pas jaloux, il a visé juste, devinant où était son vrai rival. 
Elle emmène le jeune homme à travers la campagne pour une promenade. Ils franchissent le pont sur l’Isle, les champs inondés sont pleins d’oiseaux : des corbeaux à gauche, des mouettes à droite, et tous s’envolent et s’emmêlent, plumes et criailleries intriqués, comme présages incertains, brouillés. .  
Dès qu’il est seul avec elle, Thomas la redemande en mariage, taquin. Elle refuse de nouveau. Et tout au long des chemins de campagne, il chahutera avec elle, la tâtant, la pinçant la bousculant, comme s’ils avaient tous deux douze ans. Pas l’ombre d’un désir dans ces attouchements gamins dont elle ne se trouble pas, rendant les bourrades et les coups de pied en fille qui a joué avec des garçons. Ils rient jusqu’aux larmes, rendus à une enfance dont ils ne sont guère éloignés. 
Le soir, il redemandera encore : 
— Pourquoi ne veux-tu pas m’épouser ? 
Adeline, cette fois, explique, elle dit :  
— Mais je ne suis pas amoureuse de toi ! On se connaît à peine ! 
Et il répond, toujours net:  
—Moi non plus. Mais quelle importance ! Je suis sûr qu’on s’entendrait bien ensemble. 
Elle secoue la tête. Rien n’a bougé en son âme. Face à ce sentiment qu’elle ne comprend pas, qui déroge à ses rêves et à son romantisme quasi caricatural, elle reste sereine. Amusée, même pas flattée, simplement intriguée. 
Thomas ne se prend pas au sérieux, jamais. Comment le croire ? 
Le surlendemain, il boucle s es valises, c’est Edgar qui l’emmène à la gare. Le jeune homme aimerait prolonger son séjour, mais Adeline aussi va partir, rejoindre son université, son travail dont elle lui a beaucoup parlé, ses passions. Avant elle, il a deviné à quel point son cœur était occupé par un de ces hommes qu’elle dit ses professeurs et qui sont aussi ses innocents fantasmes. Avant elle, il a su les promesses de son corps. Et c’est avec un peu de mélancolie qu’il la quitte, le grand garçon, après l’avoir embrassée comme une sœur. 
De lui, elle n’aura plus guère de nouvelles. 
Un jour, une lettre de Louise, reçue dans le nord, lui apprendra que Thomas, depuis peu mécanicien pour automobiles de course, s’est tué au volant en percutant un arbre à grande vitesse.. Toujours célibataire, il n’avait pas trente ans. Et la missive à la main, elle restera songeuse, un instant accrochée à l’âme de ce cousin qui l’avait appréciée dans le deuil prémonitoire de la tunique noire. 
 
 
TA VILAINE JUPE MAUVE 
 
Adeline a la trentaine bien sonnée. .. Et un enfant tout doré adopté au Honduras, un petit garçon dans la turbulence de ses cinq ans : vif et adorable. En cet hiver elle écrit son premier roman, et elle a deux lecteurs assidus pour ses bonnes feuilles : Yannick un jeune surveillant et Albert un Québécois avec lequel elle correspond depuis un an déjà.  
De Yannick, elle est un peu amoureuse : plus exactement, le jeune homme la trouble assez pour qu’elle soit soudain plus attentive à sa garde-robe. Cet hiver-là, elle achète une jupe en velours d’un beige rosé, plissée et longue et se tricote un pull en laine assortie, qu’elle brode à la main d’un immense motif floral. Ce sera la tenue douce de ses trente sept ans (elle en paraît à peine trente), longtemps portée car elle en aime la douceur et le confort, la féminité.  
Albert au Québec n’a jamais vu Adeline, mais il lui écrit librement des phrases qui parfois la choquent, parfois l’amusent. Imaginant son corps, il fantasme sur elle et l’écrit assez crûment ; elle n’a pas l’habitude et elle se dit que son amitié s’exprime ainsi, sans doute. 
En Août 87, il annonce sa venue en France, il a décidé de prendre un congé sabbatique pour visiter l’Europe. Adeline est tout excitée de le connaître enfin. Il a parlé abondamment de sa femme Myriam, et il a demandé plusieurs fois si elle « s’entendrait avec René ». Adeline n’a pas épilogué sur la nature de cette « entente », mais s’en étonne. Après tout, c’est Albert et elle, les amis. Il n’est pas besoin que René et Myriam éprouvent des affinités particulières, ni profondes.  
Pour accueillir les Canadiens, elle a revêtu, car il fait frais, la jupe de velours beige. Pour les honorer, pour se sentir belle. Depuis quelques jours elle sait qu’elle est enceinte, après de longues années de stérilité. C’est tellement inespéré qu’elle s’imagine être une autre femme, elle irradie de ce bonheur banal, mais si nouveau pour elle, et tant attendu. La soirée entre les Québécois et les Français se passe, cordiale, on rit beaucoup, on plaisante. Albert contemple la petite française, et comme Thomas autrefois, chahute avec elle, il semble tactile, Albert… Myriam, plus réservée, reste un peu pincée, semble-t-il. C’est une femme blonde, au visage carré. Adeline la trouvera sans véritable chaleur ni douceur, mais elle n’est pas personne à juger les gens sur un premier contact.  
Quand les voyageurs repartent, rendez vous est pris à Noël pour le fêter ensemble ; entre temps, les Québécois visiteront l’Italie, la Grèce et d’autres pays d’Europe. Ils laissent une adresse en poste restante.  
 
Un peu plus tard dans l’automne, Albert envoie une carte à Adeline, une carte sibylline où il écrit : « Adeline, je t’aime encore …je te revois dans ta vilaine jupe mauve .. .» 
Adeline passe sa garde robe en revue : une jupe mauve, voyons …laquelle ? Elle a beau chercher, elle ne voit pas ; puis se souvient soudain : c’est sa jupe en velours beige rosé. Elle est contrariée qu’Albert la trouve laide, cette jupe. Jusqu’à maintenant dans leurs lettres, ils avaient été si accordés. Il semblait tout apprécier d’elle : ses textes sa correspondance.  
Lorsqu’elle signalera son bavardage , demandant par avance l’absolution de ce péché pas toujours mignon, il répondra « Saoûle-moi de tes mots ». Les courriers d’Albert ressemblent à des lettres d’amour, mais Adeline naïve et franche, ne les a jamais perçues comme telles. Elle s’est dit que c’était peut-être une façon d’être particulière à ces étrangers ; ou une exubérance de caractère naturellement affectueux.  
Même si parfois, Albert fait des confidences quelque peu poussées sur des sujets très intimes. Adeline se dit « ça doit être leurs mœurs, ils sont plus libérés que nous, probablement ». Et elle néglige ce sentiment de malaise qui l’envahit parfois ou bien elle l’impute à sa propre éducation passablement puritaine. 
A Noël, Albert et Myriam arrivent avec plus de deux heures de retard et sans avoir téléphoné pour s’excuser ; Adeline qui a cuisiné tout l’après-midi, est un peu tendue. Elle tient à honorer ses hôtes : foie gras, volaille, vins fins. Mais ils se servent peu. Myriam mange du bout des dents. Ils ont apporté de Crète des cadeaux : un couvre livre en cuir pour Adeline, une statuette crétoise pour René et pour l’enfant un pantin en bois qui se casse dès les premières minutes d’utilisation. La Canadienne fait la grimace.  
Adeline vit une grossesse difficile. Elle s’évanouit à tout bout de champ et elle est angoissée à l’idée de devoir reprendre l’école, le médecin ne veut pas l’arrêter longuement au motif que tout est selon lui est normal. Normal cela signifie « col de l’utérus fermé ». Huit jours auparavant Adeline est tombée en rendant des copies devant ses élèves, et dans un demi engourdissement elle les a entendus s’affoler, les filles surtout, ne sachant quoi faire … De ses angoisses elle croit pouvoir parler à ses nouveaux amis et selon son exubérance, elle doit trop dire. Eux aussi s’expriment longuement. Ils racontent l’Europe, la Grèce. Myriam n’a retenu qu’une chose c’est que le pays était sale. Adeline en est un peu interloquée, mais elle ne répond rien. Elle a noté que la Québécoise porte des bottes impeccablement cirées et semble comme beaucoup de nord américains très à cheval sur l’hygiène ; Adeline, élevée à la campagne par une mère qui n’était pas bonne ménagère, n’a pas les mêmes soucis et son critère de jugement de lieux aussi sublimes et chargés de passé ne saurait s’évaluer en grains de poussière ou papiers gras… Le deuxième jour, elle se lève tôt car Pablo, son fils, est réveillé de bonne heure et jusqu’à neuf heures elle essaiera autant qu’il est possible d’empêcher l’enfant de faire trop de bruit pour ne pas réveiller les invités .  
Au repas de midi un canard aux navets, arrosé d’un ancien Bourgogne auquel les invités font assez peu honneur… Après le déjeuner, Albert et Adeline s’accrochent un peu, au sujet de l’enseignement des langues anciennes qu’Albert déclare péremptoirement complètement inutiles ainsi d’ailleurs que l’enseignement de la grammaire. Autant affirmer à un prêtre que les fidèles sont tous des imbéciles qui n’ont rien compris. On croit beaucoup aux méthodes d’imprégnation de l’autre côté de l’Atlantique. Adeline s’est déjà étonnée de l’orthographe fantaisiste d’Albert qui est tout de même professeur de lettres ; même si le québécois et le français diffèrent quelque peu. 
Albert et Myriam déclarent alors vouloir faire une sieste et Adeline est presque soulagée de leur éclipse. 
Déjà elle ressent comme une dissonance, une rupture. Mais elle a des sujets d’inquiétude autres et plus pressants avec ce bébé qui comprime sa veine cave, et ses malaises si fréquents ; les Québécois repartent le lendemain matin, voiture chargée de vins et de menus cadeaux, leur au revoir manque de chaleur mais animée par la sienne, Adeline n’y prend pas garde.  
Et puis les semaines passent, les mois. Pas de nouvelles. Elle s’inquiète : ils sont sur la route, tous les jours, peut-être un accident ? Elle écrit aux amis chez qui elle doit envoyer le courrier, demande des nouvelles. De leur séjour, elle n’a gardé que les bons souvenirs, nature heureuse qui se donne, bien et mal, tout entière, tout ensemble. 
Une carte d’Albert arrive un peu plus tard laconique, énigmatique :  
« Adieu, tu vivras pour l’enfant de la littérature » .. 
Aucune explication.  
Elle écrit pour en demander et cette fois c’est Myriam qui répond.  
Cette missive : une horreur.  
Jamais Adeline n’a reçu plus fielleux dans toute sa vie. Un tissu de récriminations : et la maison qui était mal tenue, et les repas qui étaient mesquins, et René … un pingre qui pleurait la nourriture » elle précise Noël pour elle c’est : « de gros plats de saucisses débordantes » et elle Adeline qui parlait trop et qui osait avoir un avis différent et l’exprimer ! Et son fils qui était prodigieusement mal élevé. Bref elle avait « tout faux » tout d’un coup et après l’enthousiasme du premier contact où elle s’était montrée identique, elle ne comprenait pas : le blanc qui devient noir, l’accueil chaleureux qui se mue hospitalité étriquée alors que tout était dans son cœur et sa maison semblable. Sauf peut-être son état plus lourd, plus apparent, préoccupant . 
 
Un choc tel qu’Adeline relira toutes les lettres d’Albert, une par une entre les lignes , sans y trouver vraiment explication, dévoilement.  
Un temps elle se gardera de rouvrir son cœur et sa maison, elle se défiera des complicités de plume. Une dernière fois elle écrira à Albert et lui renverra dans un gros colis tout son courrier et ses cadeaux, dans un ultime rite de purification ; elle aura cette phrase terrible : « Désormais je me méfierai des amitiés de papier ; ça brûle trop vite » 
Yannick lui restera plus longtemps fidèle. Ému par la naissance de William, puis de Fleur, lié à Adeline par une connivence littéraire car il goûte ce qu’elle écrit. Elle assistera à son mariage et ce jour-là il aura les larmes aux yeux, la serrant dans ses bras en disant : « Tu es venue ». Il s’effacera de sa vie par éloignement progressif, comme souvent quand les liens trop peu serrés se distendent naturellement.  
Longtemps elle abritera, d’une fausse amitié rompue, la fêlure, cultivant en elle la peur folle de décevoir. Souvent elle pensera : « Je ne gagne pas à être connue car je donne tout, tout de suite. On commence par me trouver exceptionnelle et on finit par penser que je suis médiocre, commune et sans doute, on a raison» . 
Longtemps encore, pourtant, Adeline portera la « vilaine jupe mauve » qui était jolie, douce, confortable. Et beige rosé. 
 
 
 
 
 

 

(c) Jacqueline FISCHER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 1.12.2007
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